...le socle du 4e rapport du GIEC. Publié en février 2007, ce vaste consensus de savoirs
scelle la responsabilité de l'homme dans le réchauffement...
SOCIETE, Le Temps
«J'ai expliqué la fragilité du climat» ENVIRONNEMENT. Nommé dans les hautes sphères du groupe d'experts sur le climat (GIEC), le scientifique Thomas Stocker doit depuis dix ans sa notoriété à ses modélisations climatiques inédites couplées à ses recherches aux Pôles.
Olivier Dessibourg, Berne
Samedi 6 décembre 2008
«Je me suis longtemps demandé pourquoi j'avais accepté d'aller dans cette classe de 1re primaire à Schüpfen...» L'homme a, c'est vrai, un agenda débordant depuis qu'il a été appelé, début septembre, à occuper l'un des plus hauts postes de l'éminent Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). Thomas Stocker, professeur de physique du climat à l'Université de Berne, y codirige l'équipe de scientifiques chargée d'établir d'ici à 2013 l'état des lieux des connaissances mondiales concernant les changements climatiques.
«Mais j'ai passé ma meilleure après-midi de l'année. J'ai expliqué pourquoi les savants sont inquiets aujourd'hui. Puis les élèves, très bien préparés, m'ont assailli de questions plus pertinentes les unes que les autres. Plus tard, ils m'ont envoyé leurs dessins. Des manchots, des icebergs, des ours blancs, etc.»; ils sont fièrement scotchés à côté des croquis de ses deux filles, sur un mur gris de son bureau. «Je garde de cette belle rencontre qu'à cet âge, déjà, les enfants peuvent être sensibilisés à l'environnement. Et ils y montrent de l'enthousiasme! Encore faut-il ensuite le maintenir...»
«Je me croyais sous-qualifié»
Thomas Stocker, lui, n'a vu sa voie tracée par aucune rencontre avec un climatologue célèbre de son temps d'écolier. Classique scolarité à Zurich, début d'études en physique à l'Ecole polytechnique fédérale, vite rognées par le service militaire. «C'était ensuite trop dur de rattraper mon retard...» Fasciné par les applications de la physique à l'environnement, l'étudiant s'inscrit dans le nouveau cursus idoine lancé à l'EPFZ.
Il planche, pour sa thèse, sur l'hydrodynamique des lacs. Passe cinq années de post-doctorat à l'étranger, dont New York où il se spécialise en modélisation climatique. Mais finit par revenir en Suisse, à l'Université de Berne, où on l'encourage à postuler pour une chaire «pour laquelle je me croyais sous-qualifié», badine-t-il. Avant de relier sa notoriété actuelle au riche vivier dans lequel il s'est épanoui: «La Suisse investit depuis longtemps dans les recherches de pointe sur le climat.»
A Berne, l'entité qu'il dirige a posé plusieurs jalons, depuis vingt ans. «Notre institut a été parmi les premiers à développer des modèles d'évolution climatique mis en corrélation étroite avec les mesures du climat passé effectuées sur les carottes de glace ou sur les cernes des arbres.» L'objectif? «Améliorer l'interprétation quantitative des données paléoclimatiques. Et donc aussi notre capacité de prédiction.»
Glace la plus vieille du monde
Aujourd'hui, ce modus operandi est une évidence. Et les résultats de programmes comme EPICA, qui depuis 1995 a permis l'extraction en Antarctique d'un cœur de glace vieux de 800000 ans, et dont le groupe bernois est un des fers de lance, constituent le socle du 4e rapport du GIEC. Publié en février 2007, ce vaste consensus de savoirs scelle la responsabilité de l'homme dans le réchauffement.
Un an plus tôt, les travaux bernois sur les concentrations de CO2 ont même connu une diffusion mondiale: ils sont cités dans une scène clé du film Une vérité qui dérange, d'Al Gore. Un coup de projecteur que renie quelque peu le professeur: «C'est satisfaisant de voir que nos études sont remontées jusqu'à lui. Mais il est plus important qu'elles soient publiées dans les revues scientifiques de références, Nature ou Science»; lui-même en est d'ailleurs un habitué.
Renvoyer la balle
Car le chercheur s'accroche à un principe: s'affranchir des flambées d'intérêt médiatique sur certains thèmes. «Les fameux «tipping points» par exemple, ces seuils climatiques au-delà desquels le réchauffement serait irréversible. C'est un concept qui existe depuis 1991, mais sur lequel nombre de groupes se précipitent aujourd'hui parce que tout le monde en parle. De mon côté, j'essaie de baser mon travail sur la nécessité de combler les lacunes dans nos modèles fondamentaux. C'est aussi une façon de réévaluer nos propres capacités.» Un travail minutieux, fastidieux, presque borné, «mais sans œillères. Nous savons élargir nos activités: nous étudions par exemple avec SwissRe les impacts des changements climatiques sur les portfolios d'assurances.»
Il n'empêche, depuis une décennie, Thomas Stocker, et la confrérie des climatologues avec lui, occupent le devant de la scène. A outrance, la faute aux médias? Le public n'est-il pas lassé du flot d'informations catastrophistes, à finir par croire encore qu'un novembre enneigé, pour la première fois cette année depuis des lustres, chicane l'idée d'un réchauffement? Les prophètes du climat sont-ils encore écoutés? «Oui. Je donne toujours autant d'interviews», répond celui qu'on décrit comme un bon communicateur.
Mais qui n'hésite pas à renvoyer la balle: «Suis-je ennuyé, moi, de devoir expliquer les mêmes choses pour la cent unième fois? Qu'il faut distinguer le temps qu'il fait du concept de climat? Non. Mais nous, spécialistes, devons de plus en plus faire attention à notre manière de communiquer. C'est un dilemme. D'un côté, lorsque l'on présente, sans forme d'alarmisme, des données validées sur le long terme, l'impact est diffus. A l'inverse, il est facile de chercher à faire les gros titres avec des chiffres affolants, voire rassurants, mais qui ne s'inscrivent dans aucune perspective. Au risque alors de ruiner notre crédibilité...»
L'un dans l'autre cependant, il lui est indéniable qu'«après la canicule de 2003, l'ouragan Katrina en 2005, puis le film d'Al Gore, le rapport du GIEC en 2007 a constitué un tournant dans la perception publique de la thématique du climat. Auparavant, on sentait encore, dans les réactions, des réminiscences des années 1990, durant lesquelles la société a favorisé les comportements et le profit individuels à court terme (ce qui a conduit à la crise financière actuelle...). Une société qui déniait aussi la nécessité d'agir collectivement devant certaines problématiques. Ce n'est par exemple qu'en 2006 qu'un grand quotidien nationala cessé de remettre en question la réalité du réchauffement climatique...»
L'horizon borné des politiciens
A l'adresse des politiciens, le professeur se veut plus provoquant encore. «Ils sont encore trop le miroir de cette société individualiste. Pour infléchir vraiment la courbe du réchauffement, il faut rendre plus «sexy» les actions propices à un développement durable. En valorisant mieux les voitures «propres», la consommation de biens respectueux de l'environnement, les technologies liées aux énergies renouvelables.»
«Mais ces changements ne viendront pas du marché. Il faut des lois, des stratégies à long terme, qui sont incompatibles avec l'horizon borné des politiciens. Un tel effort doit reposer sur un large contrat social, une vision qui figurerait - pourquoi pas - dans la Constitution!»
«L'honneur, ça passe vite»
Pour faire avancer les choses, a-t-il jamais imaginé s'engager en politique? «A faire des compromis, je serais inefficace et impatient...» Son énergie, le professeur de 49 ans préfère la canaliser dans ses recherches et, bien sûr, dans son nouveau rôle au GIEC. Se sent-il investi d'une mission? «Non. Du devoir de livrer les bases scientifiques les plus solides et détaillées, à l'échelle régionale cette fois nous l'espérons, en vue des grandes décisions concernant l'avenir du climat.»
Mais, au moins, cette fonction est-elle un honneur? «Oh, le sentiment honorifique, il passe vite. Derrière, ce qui reste, c'est beaucoup de travail.»
---
---
Et dans 10 ans?
Olivier Dessibourg
- Que vous souhaiter pour les dix prochaines années?
- Patience, enthousiasme, et une bonne capacité de jugement.
- Où serez-vous dans dix ans?
- A Berne, en train de préparer et mener mes recherches dans des endroits fantastiques: Antarctique, Groenland, Canada, Hawaï.
- Vous projetez-vous dans l'avenir?
- Pas dans le futur lointain. Au plus à cinq ans, professionnellement. Pour le reste, j'agis beaucoup avec mes tripes.
- Des résolutions?
- Lancer en Antarctique l'extraction de la glace la plus vieille du monde, datant de 1,5 million d'années. Et supporter les pressions politiques au sein du GIEC.
- Qu'aurez-vous gagné dans dix ans? Et perdu?
- Gagné, l'expérience d'avoir géré des processus complexes qui auront mené à l'approbation du futur 5e rapport du GIEC. Et perdu: la possibilité de m'émerveiller devant certains glaciers suisses, qui auront disparu.
- Qu'attendez-vous de la Suisse de 2018?
- Qu'elle use des ressources naturelles avec mesure, et qu'elle ait fait de vrais premiers pas vers une société plus durable.
- Qu'est-ce qui vous effraie pour l'avenir?
- La léthargie et le manque de créativité à régler les problèmes globaux avec détermination.
- En quoi l'humanité vous semble-t-elle en progrès?
- A l'aide de la science, elle a su reproduire et utiliser à bon escient certains modes de fonctionnement de la Nature.
- Un jour où l'autre, le temps vous donnera raison. A quel propos?
- Que les informations qui sortent de nos modèles climatiques seront correctes. J'espère toutefois que les pires craintes ne se réaliseront pas.
---
---
Bio express
Olivier Dessibourg
1959 Naissance à Zurich.
1987 Thèse au laboratoire d'hydraulique, hydrogéologie et glaciologie à l'EPFZ.
1987-1993 Post-doctorats au University College (Londres), puis aux Université McGill (Montréal) et Columbia (New-York). «Une époque très fertile dans ma vie.»
1993 Professeur à l'Uni de Berne. «J'y dirige la division de physique climatique et environnementale.»
1993 Prix Latsis national.
1993 Mariage, naissance de ses filles Francesca et Anna (en 1995).
2001 /2007 Coauteur des 3e et 4e rapports du Groupe intergouvernemental d'experts sur le climat (GIEC).
2004 Forage à Dome C (Antarctique), extraction de la glace la plus vieille du monde (800000 ans),
à 3270,2 mètres de profondeur.
2008 Directeur du Pôle de recherches national «Climat».
2008 Coprésident du Groupe de travail I (science) du GIEC. O. D.
---