Voici un article intéressant du journal "Le Monde" à ce sujet :
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Le système de santé des Etats-Unis, un labyrinthe ruineux aux performances médiocresPar Arnaud Leparmentier (New York, correspondant).
L’assassinat, début décembre, de Brian Thompson, le patron de UnitedHealthcare, la première compagnie d’assurance-santé du pays, a relancé le débat sur la prise en charge des soins médicaux, contrôlée par de grands groupes privés. Un système qui coûte cher aux patients, avec des résultats inférieurs à ceux de pays comparables en matière de santé publique.
Depuis l’assassinat, à l’aube du 4 décembre, de Brian Thompson, le PDG de UnitedHealthcare, principal assureur privé des Etats-Unis, par un jeune radicalisé de 26 ans, fils d’une riche famille immobilière du Delaware et diplômé d’un établissement de l’Ivy League (qui regroupe les huit meilleures universités américaines), Wall Street est pris de panique. Dans la foulée, les actions des compagnies privées ont plongé : 14 % et plus pour UnitedHealthcare, CVS (propriétaire d’Aetna) et Cigna. Humana s’en tire mieux, avec un recul limité à 5 %.
Cet assassinat a fait remonter aux Etats-Unis les rancœurs contre les compagnies d’assurances, accusées de refuser ou de tergiverser pour prendre en charge les soins des patients, lors des demandes d’autorisation préalable. Surtout, deux élus du Congrès – la sénatrice démocrate du Massachusetts Elizabeth Warren et le sénateur républicain du Missouri Josh Hawley –, ont déposé, mercredi 11 décembre, un projet de loi visant à démanteler ces groupes qui possèdent des chaînes de pharmacies.
Ces derniers sont accusés de conflits d’intérêts et de collusion pour imposer des prix élevés des médicaments en les surfacturant aux assurés, par l’intermédiaire de leurs grossistes. « Les grossistes pharmaceutiques ont manipulé le marché pour s’enrichir, en augmentant le prix des médicaments, en trompant les employeurs [qui financent l’assurance privée de leurs salariés] et en poussant les petites pharmacies à la faillite, a déclaré Elizabeth Warren. Mon nouveau projet de loi bipartisan va dénouer ces conflits d’intérêts. » Pour Josh Hawley, cette législation « empêchera les compagnies d’assurances et les intermédiaires d’engloutir les soins de santé américains et de facturer davantage les familles américaines, en leur donnant moins ».
Le marché est, en effet, une jungle, les tarifs d’un même médicament pouvant varier du simple au quadruple. Une enquête du Wall Street Journal cite l’exemple de la version générique d’un traitement destiné à soigner le cancer de la prostate, le Zytiga, ayant 2 200 prix différents sur le territoire. Pour se procurer des médicaments mal remboursés à prix abordable, il faut parfois faire le tour des pharmacies.
Cet exemple illustre la complexité du système de santé ruineux aux Etats-Unis, dont les dépenses (4465 milliards de dollars en 2022, soit 4264 milliards d’euros) engloutissent 17 % du produit intérieur brut (PIB). Selon la fondation KFF, qui fait autorité en matière de santé, 48,7 % des Américains étaient couverts, en 2023, par une assurance privée payée par leur employeur ; 6,2 % – les travailleurs indépendants – s’assurent eux-mêmes. Cette part de la population n’a aucune protection de base publique.
Les impôts financent l’assurance de tous les plus de 65 ans (Medicare, 14,7 % de la population), des plus pauvres et des handicapés (Medicaid, 21,2 %) et des forces armées (1,2 %). En 2023, seuls 7,9 % des résidents sur le sol américain n’avaient pas de couverture santé. Cette proportion était de 16 % en 2010, lors de l’adoption de la loi sur la santé dite « Obamacare », qui a élargi les couvertures Medicare et Medicaid, et forcé les assurances à couvrir les Américains, sans surcote pour ceux ayant des pathologies antérieures.
Quel que soit le mode d’assurance – la gestion de Medicare est déléguée aux assurances privées –, le parcours de soins est un match à trois, voire à quatre, entre le patient, son assureur, l’institution médicale et parfois les autorités étatiques. Il faut, sinon un diplôme, du moins les nerfs solides et un matelas financier pour s’y retrouver dans ce labyrinthe.
Lorsqu’il prend un rendez-vous, le patient doit s’assurer que son médecin est conventionné. Sinon, il n’y a pas de couverture. L’assuré paye toujours une participation (co-pay), qui varie souvent entre 20 dollars et 50 dollars la consultation. Pour un examen plus poussé, il faut obtenir une autorisation préalable de l’assurance, qui peut prendre quelques jours. La négociation entre l’assureur et l’hôpital est digne des marchands de tapis, avec des prix catalogue réduits de 20 %, de moitié, voire divisés par trois. L’assuré n’en entend pas parler, découvrant seulement des semaines plus tard sur son relevé d’assurance les tractations ayant eu lieu.
Le taux de refus d’agrément des assurances a fortement augmenté ces dernières années. Selon la fondation KFF, 46 millions de demandes préalables ont été déposées en 2022 auprès des assureurs par les plus de 65 ans, et 7,4 % ont été rejetées partiellement ou complètement. UnitedHealthcare était légèrement au-dessus, avec un taux de refus de 8,7 %.
Le parcours se complique lorsque le dentiste ou le médecin oriente son patient vers un chirurgien-dentiste ou un chirurgien. Ces spécialistes sont très souvent hors réseau, c’est-à-dire non conventionnés. Il faut alors soit dénicher un autre centre de soins pour trouver une prestation qui sera remboursée, soit payer soi-même. Parfois, l’assuré n’est pas prévenu que son prestataire est hors réseau et a la surprise de recevoir une facture exorbitante, pouvant atteindre des dizaines de milliers de dollars.
C’est pour cela que les Etats progressistes, comme celui de New York en 2014, ont mis en place une loi dite « Bad Surprise Bills », censée empêcher les « factures mauvaises surprises ». Le patient fait alors un recours envoyé par fax au ministère de la santé local, qui force l’assureur à prendre en charge la facture, même si le chirurgien n’est pas conventionné – en général, les parties se mettent d’accord et réduisent l’addition, parfois de moitié.
En 2020, l’Etat fédéral a étendu à l’ensemble du pays cette loi. Vivant une telle expérience, l’auteur de ces lignes a fini, en 2020, avec une addition personnelle de 750 dollars pour une facture de chirurgien de 43790 dollars, réduite à 19175 dollars après négociation.
Les articles de presse qui décrivent les mésaventures d’Américains consternés de recevoir des factures de plusieurs dizaines de milliers de dollars sont incomplets : à la fin, nul ne paie la note dans son intégralité. De même, les enfants atteints de cancer qui ne seraient pas soignés sont de l’ordre de la légende urbaine, même si les familles constituent parfois des appels aux dons pour couvrir les frais annexes (logement près de l’hôpital, abandon du travail).
Le conseil donné est toujours le même : ne payez jamais vos factures, attendez qu’elles soient réduites ou annulées. Parfois, celles-ci s’accumulent. La dette des Américains auprès des hôpitaux, laboratoires et médecins atteint, pour le pays, 220 milliards de dollars, selon les estimations de la KFF : 8 % des adultes américains ont un arriéré de plus de 250 dollars, 6 % doivent plus de 1000 dollars, et 1 % plus de 10000.
La loi fédérale limite aussi le reste à charge maximal annuel qu’une police d’assurance peut prévoir à 9200 dollars pour un individu, 18400 dollars pour une famille, à la condition expresse d’avoir recours à des soins conventionnés.
Dans ce système, très complexe, les coûts sont très largement couverts jusqu’à un certain niveau, puis le reste à charge croît jusqu’à un autre palier de dépenses, avant de redécroître. L’incitation est censée réduire la consommation de soins, mais protéger les grands malades. Selon la fondation KFF, le reste à charge atteignait 1425 dollars par personne en 2022, contre 1264 dollars en 2009 (en dollars constants) et 677 dollars en 1970. A l’époque, pourtant, les Américains payaient directement 32 % des dépenses de santé du pays, contre 10 % aujourd’hui, en raison de la montée en puissance des assurances.
Ce reste à charge est très inégalement réparti, avec une moitié de la population qui ne va pas chez le médecin, en bonne santé, ne sachant pas se débrouiller dans ce labyrinthe ou encore n’ayant pas les moyens de payer. Cette moitié des Américains ne consomme que 3 % des dépenses de santé du pays, soit 385 dollars par an, avec un reste à charge de 24 dollars. Les 1 % les plus malades dépensent 160000 dollars par an (le quart des dépenses de santé), avec un reste à charge de 24500 dollars. Les 10 % les plus malades ont, eux, un reste à charge de 6190 dollars. C’est pour cela notamment que l’administration Biden s’est efforcée de négocier le prix des médicaments – jusqu’à présent, Medicare faisait acheter à prix catalogue sans négocier.
En outre, ce reste à charge ne prend pas en compte l’assurance. Une assurance privée coûte en moyenne 25500 dollars par an pour une famille (dont 6300 dollars payés par l’assuré et le reste par l’employeur) et 8950 dollars pour une personne seule (dont 1370 dollars à la charge du salarié). Un chiffre en hausse de 24 % sur cinq ans – un point de plus que l’inflation –, lorsque les salaires ont progressé de 28 % sur cette même période. La part salariale n’a augmenté que de 5 % et a même baissé pour les personnes seules. Les non-salariés doivent acheter seuls leur assurance privée.
Le ministre de la santé désigné par le président élu, Donald Trump, le complotiste antivax Robert F. Kennedy Jr, neveu du président assassiné, a promis de s’attaquer aux grands monopoles pharmaceutiques et agroalimentaires. « Pendant trop longtemps, les Américains ont été écrasés par le complexe agroalimentaire et les laboratoires pharmaceutiques, qui se sont livrés à la tromperie et à la désinformation en matière de santé publique », a-t-il dénoncé.
Ce système complexe et coûteux ne doit pas cacher que la couverture santé s’est grandement améliorée aux Etats-Unis, on l’a vu, avec l’Obamacare ; 99 % des plus de 65 ans sont couverts par le régime de santé publique Medicare. Les personnes non couvertes (moins de 8 % de la population) sont les adultes latinos (20 %), souvent entrepreneurs, et parfois sans permis de séjour permanent, plus que les Afro-Américains (10 %), et, d’une manière générale, les adultes de 18 à 44 ans (15 %), dont certains ne veulent pas payer une assurance, pour des raisons de coût ou d’accès (les clandestins ne peuvent pas bénéficier de la médecine publique Medicaid). La couverture devait être obligatoire, mais cette exigence a été supprimée sous le premier mandat de Donald Trump.
Au total, les dépenses de santé ont doublé depuis l’an 2000 en dollars constants. Même si le rythme de hausse est de l’ordre de 5 % depuis cinq ans, contre 10 % au début du siècle, le niveau est exorbitant. Selon la KFF, elles atteignent 12900 dollars par habitant, 2,1 fois le niveau français, alors que le PIB par habitant n’est supérieur que de 37 %. Ce qui s’explique par un prix des soins beaucoup plus élevé, qu’il s’agisse des séjours à l’hôpital ou du prix des médicaments.
Toujours selon la KFF, les Américains font des séjours plus courts à l’hôpital et vont moins chez le médecin que les habitants de pays comparables. Le taux de généralistes par habitant est 4,5 fois plus faible qu’en France, le taux de spécialistes 38 % plus élevé. Les Etats-Unis ont beau consommer 90 % de génériques, contre 30 % en France, la dépense annuelle de médicaments par habitant est de 1130 dollars (dont 164 dollars de reste à charge), deux fois plus que dans les pays comparables. C’est pour cela que l’administration Biden s’est efforcée de plafonner le prix des médicaments.
Ce système entraîne de mauvais résultats, l’espérance de vie étant de 77,5 ans aux Etats-Unis, contre 82,3 pour la France et 82 pour les pays comparables. La contre-performance s’explique par la prégnance des maladies cardiovasculaires, dans un pays où l’obésité frappe 42 % de la population, quatre fois plus qu’en France (les médicaments antiobésité paraissent toutefois donner de premiers résultats), par la crise des opioïdes (qui semble avoir passé son pic), par les suicides, par les accidents de la circulation et par la mortalité des femmes lors des accouchements. Quand ils dépassent l’âge de 75 ans, les Américains retrouvent une espérance de vie comparable à celle des autres pays occidentaux. Enfin.
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Marc